▸Elle est venue comme ça un jour. Parée de ses plus beaux atours. Les cheveux lisses, le rouge à lèvre pétant à en faire ressortir beaucoup trop ses yeux clairs. Elle a déboulé, sans prévenir, des cernes creusées à la pioche.
- C'est ton fils.Elle a serré les poings. Elle l'a dévisagé. Elle s'appelait Lizzy, et il l'avait courtisé durant des mois avant qu'elle accepte au moins un cinéma. Puis tout s'est emballé. Puis tout s'est éclaté en mille morceaux. Y'a eu des rires, y'a eu des sourires, y'a eu des mains, y'a eu des soupirs.
Y'a eu ce résultat. Presque catastrophique. Et il a rien répondu sur l'instant Seo-Joon.
- Il s'appelle Bastien.Il a vingt ans à ce moment. A vingt ans, il sait rien. A vingt ans il commence tout juste à bien se marrer. A vingt ans il découvre les joies de la maturité tardive. A vingt ans il se croit maître du monde. Et peut-être qu'au fond, il aurait dû se douter qu'elle allait jamais revenir. Qu'elle allait laisser le môme ici, qu'elle allait disparaître, s'évanouir dans le paysage semblable à une légende urbaine.
Mais là. Il se disait que ce serait pas si grave. Il se disait que ce serait le début de quelque chose. Il se disait.
Il était très con.
▸Guitare d'un côté, clope de l'autre, ses jambes balancent dans l'air. Cul posé sur le muret, il partage l'infâme cancer-bâton à l'autre qui le suit.
- En fait, tu joues d'ça juste pour la gloire et finir dans un déluge de putes et de drogue.- Carrément.- Ah ouais ?- J'aime bien, c'est tout. R'marque, les putes c'est pas si déplaisant.Il se marre, Seo-Joon. L'est pas délicat, surtout pas alors que l'adolescence vient lui taper en plein dans le bide. C'est qu'une lubie, c'est qu'un délire, pourtant ça va le suivre, même s'il laissera tomber la gratte une fois l'entrée à la fac, une fois dans la grotte des musicologues. Une fois rêveur. Une fois idéaliste. Cinq ans de rébellion rockabilly pour finir au placard. Et le potentiel il l'a entrevu. Il l'a juste gâché.
▸Ambiance un peu foireuse, un peu fumeuse. Autour d'un verre. Autour de gens qu'il connaît pas forcément, puis ça plombe, puis ça relâche d'un coup la bombe.
- Alors ? C'vrai que les asiats ont une p'tite bite ?C'est pas la première de son existence. C'est pas la dernière. La tête blonde fait volte-face, termine le fond de son verre.
- Tu crois ? C'pas ce que ta mère m'a dit hier soir.Fièrement. C'est pas qu'il a la langue qui pend. C'est juste qu'il l'ouvre, parfois trop ou pas assez. Que parfois y'a tout ce qu'il a laissé derrière qui revient lui sortir par la bouche, que tout son dégoût se dégage des pores de sa peau. L'est pas violent Seo-Joon, il s'exorcise juste petit à petit de son acte manqué.
▸Il se penche sur son balcon, le thé qui fume dans sa tasse à l'autre bout de la salle. C'est minuscule, ridicule, une boîte d'allumettes qui menace de flamber. Téléphone à l'oreille, il grimace en entendant la voix stridente de sa mère.
- Et donc, vous êtes où ? (...)
Pyong-t'as quoi ? (...)
A tes souhaits. (...)
Oh ça va. Oui bien sûr que je sais encore l'parler, tu m'prends pour qui ? (...)
Juré, croix d'bois, croix d'fer, tout ça. (...)
Il va bien. (...)
J'vais bien aussi. (...)
Ouaaais, si, si, j'mange bien. Cuisses de grenouilles comprises. (...)
Hein ? (...)
Bof j'ai pas trop envie d'quitter Paname. (...)
Tu sais que d'toute façon j'sais pas prononcer une phrase sans faire une faute... (...)
Donc, on va en rester - (...)
Mais oui ! Allez, bon séjour à Pyong-pong. (...)
Pyeongtaek, t'es contente ? (...)
J't'aime aussi.Ah, la France. Pays par adoption. Pays par obligation. Pays de ses songes. Pays de ses cauchemars. Elle aura sa peau, et ses ancêtres eux, doivent se retourner dans leurs tombes.
▸ avant Bastien, Seo-Joon c'était l'abus. L'abus excessif de concerts durant l'année. Quand il avait pas sa dose, il était pas bien, il se sentait pas complet. Alors ça variait selon les groupes, son maximum a été d'une vingtaine, contre un minimum de neuf. Il a abusé, tapé dans des extrêmes qu'il admire maintenant dans une vieille pochette. Tout ce qu'il a écouté, tout ce sur quoi il a sauté, il s'est lâché. Abandonné.
▸ un tatouage dans la nuque, dix-neuf ans et l'envie d'être un jour à tableau. Pour le bien de l'humanité, il s'est arrêté à ce seul et unique graffiti. Planqué entre ses omoplates, il représente un enchevêtrement de formes indistinctes qui forment des astres ou un désastre, c'est au choix de celui ou celle qui pourra le voir. Noir bien sûr, il aurait aimé se faire chaque membre aux couleurs de ses obsessions passagères. Sans succès. De toute façon y'a ça, juste ça qui en dit bien trop sur lui.
▸ il a pas de boulot franchement fixe, Seo-Joon. Il a dû arrêter ses études suite à l'arrivée de son gosse, il a été complètement perdu les premiers mois. Il comptait un peu sur ce que sa mère lui envoyait. Puis il s'est réveillé, et il a commencé à bosser. Il a jamais trouvé de CDI, que des CDD qui s'arrêtent d'un coup. Le plus long, par chance a duré douze mois. Alors on le rappelle quand on veut, peut, il se démerde et devient monstrueusement polyvalent. A côté, il fait du soutien français, aussi ironique que ça puisse paraître il a passé les petits examens pour être apte à la chose.
▸nerveux, anxieux, toujours à penser, à songer. Il le sait. Mais il continue et ça le rend barge des fois. Il sait plus trop de quoi la nouvelle journée sera faite et si ça vaut le coup. Il sait pas s'il arrivera à continuer. Il sait pas; Il sait plus. Adieu l'insouciance de l'étudiant, bonjour la paranoïa du père qui garde plus en lui qu'il ne le faudrait. Ses épaules, elles sont plus fortes, ses épaules, c'est du béton qui tiendra jusqu'à effondrement.
▸Derrière la porte, Seo-Joon a pas entendu. Seo-Joon a pas capté qu'une ombre minuscule s'est glissée pour lui apporter un peu de compagnie. Il est pas minuit, mais bientôt. La lune, il saurait pas dire si elle est haute dans le ciel, les nuages crasseux gâchent le système mis en place par la nuit. Il dort pas Seo-Joon. Pas encore. Pas tout de suite. C'est l'insomnie qui frappe, qui tape, y'a tout qui se bouscule comme un attentat en interne. S'effondre. Il termine sa cigarette en tapotant nerveusement du pied sur le carrelage. Y se dit qu'il faudrait qu'il passe le balais. Puis il tourne la tête. Et il le croise. Avec ses immenses billes noires qui brillent dans la plus grande obscurité. Il sourit.
- Hé... T'es censé être au lit toi.Son plus grand amour. Son âme-soeur. La moitié perdue de son être qui court après l'inconscience. L'enfant tire une moue, se ramène en traînant dans ses pantoufles.
- Non.Six ans. Il est déjà grand. Et son père saurait même plus dire où sont passées ces dernières années.
- Viens-là.Il tapote sur ses genoux. Bastien se fait pas prier, même s'il doute une seconde ou deux. Erreur.
La plus grandiose.
La plus belle.
La plus délicate.
Rapidement, Seo-Joon l'entoure de ses bras, dépose un baiser sur sa tignasse et finit par écraser le mégot dans le cendrier sur la table. Il sent bon la brioche, le chocolat et les fraises tagada.
Dans le fond, y'a pas de place à prendre, pas de plainte à émettre. Y'a qu'un univers entier qu'il aimerait lui offrir, pour gonfler ses rêves et les faire déborder de ses yeux.
Ses si grands yeux. Qui, il l'espère, verront jamais ce que lui il voit.
▸ sinon, Seo-Joon il a bien trop de bagues aux doigts. Y saurait pas dire d'où ça lui vient, la collection s'est seulement installée petit à petit. Sans une bague, ne serait-ce qu'au pouce droit ou à l'annulaire, il se sent à poil.
▸ son prénom a toujours posé un petit problème. C'est pas comme si c'était banal, tel un Jean-Baptiste ou un Anne-Marie. Non, c'est assez exotique pour provoquer des instants silencieux. Alors les surnoms viennent, que ça se résume à Seo ou Joon, ça lui va, tant que ça se transforme pas en Sylvain-Joon ou Seo-Jules.
▸ pas croyant pour un sous, il se donne le bénéfice du doute pour tout ce qui touche au bouddhisme. Du reste, Satan et ses diablotins c'est beaucoup de racontars pour mettre un peuple à genoux. Alors, peu importe la suite, il se voit pas déjà mort et enterré - dans le pire des cas, si effectivement en bas c'est pour les ordures, il pleurera d'avoir trop peu joint ses mains en soufflant des confessions.